CHAPITRE VII Le fief d’Avenas |
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Cervole est mort, mais si le Bâtard de
Thil a joué un rôle dans cette histoire, il devra en être récompensé…très
discrètement. Nous savons de source sûre que le Bâtard de
Thil a été investi du fief d’Avenas[1].
Mais nos documents ne nous disent pas comment et à quelle époque il a pu se
transformer de simple écuyer, maître d’un petit mas et d’un demi péage, en
seigneur fieffé. Le
Bâtard de Thil ne possède, par définition, d’autres biens que ceux achetés
grâce au legs de son père. Leur valeur n’approche pas celle du fief d’Avenas. Sa mère n’a en propre que ses douaires, des
usufruits. Si le bâtard de Thil a reçu un fief, dont nous verrons qu’il était
important, cela peut difficilement lui être parvenu par une largesse d’Antoine
de Beaujeu qui était constamment endetté, à court d’argent et n’avait ni les
moyens, ni sans doute le droit, de faire une telle libéralité. Antoine de
Beaujeu, impécunieux et grand seigneur avait pour devise : “Autant vaudront au Jugement Etrons de chiens que marcs d’argent “. Nous savons que son successeur, Edouard II,
son cousin, vendra le Beaujolais au duc de Bourbon en 1400 contre le paiement
de ses dettes. Les
dettes du Beaujolais étaient largement le résultat de la bataille de Varey
perdue par Guichard le Grand en 1325 et de la rançon qu’elle lui avait coûtée.
S’y ajoutaient celles d’Edouard II, consécutives à sa vie dissolue et aux
procès qu’il avait dû soutenir contre les héritiers d’Antoine, pour obtenir le
Beaujolais. Il faut donc, pour que le Bâtard de Thil ait
reçu un tel cadeau, qu’il s’agisse d’autre chose que d’une largesse des sires
de Beaujeu ; son rôle dans l’épisode de la mort de Cervole surgit à point
nommé pour évoquer un geste royal en récompense d’un grand service. Mais, si récompense il y a, il est nécessaire
qu’elle soit très discrète. Antoine de
Beaujeu se rend souvent à Paris, tout comme ses père et grand-père. Le roi
Charles V connaît, sans doute par son frère le duc de Bourgogne, le rôle qu’a
joué le Bâtard de Thil dans la disparition de Cervole. Le Bâtard est pauvre,
mais il est noble et est habilité à recevoir un fief. On peut supposer que,
justement dans le but de garder secret le motif de la récompense, le roi s’y
prendra de la manière la plus discrète possible et passera par l’intermédiaire
d’Antoine de Beaujeu. Celui-ci aura pu être chargé par Charles V d’acheter aux
frais du roi un fief en Beaujolais et de le remettre au Bâtard de Thil en
récompense du service rendu. Antoine investira le Bâtard de ce fief comme s’il
s’agissait d’une gratification qui serait à son initiative et jamais la main du
roi n’apparaîtra derrière cet évènement.
En
1366, la rançon de Jean le Bon n’est toujours pas intégralement versée et
chaque vassal du roi doit y contribuer. C’est peut-être pour cette raison que
la famille du Sauzey, de vieille et illustre noblesse, avait mis en vente deux
de ses fiefs, ceux du Sauzey et celui de Pardon, petit fief lié au premier,
dans la paroisse d’Avenas, à une trentaine de kilomètres au sud de Cluny. Ce
sont donc ces terres qui, achetées par Antoine, sire de Beaujeu, seront remises
par ses soins comme fief au bâtard de Thil, sous le nom d’“Avenas“, contre
prestation de foi et hommage. Ce n’est pas peu de chose que lui a donné le
roi. La beauté de l’église d’Avenas témoigne de l’importance de la bourgade au
XIe siècle, importance sans rapports avec son état actuel. Cette église a été
redécouverte au XVIIe siècle par l’évêque de Mâcon au cours d’une tournée
pastorale, après un long temps d’oubli, mais n’a fait l’objet d’études
archéologique qu’en 1834. Pourquoi cette richesse et pourquoi cet oubli ? Une
route romaine avait succédé à la route gauloise qui reliait Lyon à Autun. Cette
route passait au col du Fût d’Avenas et un monastère avait été fondé là, dans
une époque très reculée, peut-être contemporaine des premiers siècles chrétiens
ou du temps des Mérovingiens. Ce monastère se trouvait à une journée de marche
de ce qui sera l’abbaye de Cluny. Les monastères ont toujours eu une fonction
d’hébergement des pèlerins et des voyageurs qui prenaient la route. On dit que
Louis le Pieux, fils de Charlemagne, se rendant à Aix-en-Provence en 839 pour
tenter de se réconcilier avec son fils Lothaire, passa à Avenas où il s’arrêta
chez les religieux.[2] L’abbaye de Cluny, fondée en 909 par
Guillaume, duc d’Aquitaine, comte d’Auvergne et de Mâcon a connu rapidement un
très grand développement. Au début du XIIe siècle, Cluny avait douze cents
maisons-filles dans toute l’Europe. Dix mille moines se réclamaient de son abbé
qui recevait régulièrement leurs délégations. L’abbaye de Cluny comptait cinq cents moines à
cette époque et sa troisième église, commencée en 1088, recevait un siècle plus
tard des milliers de pèlerins qui en partaient pour Saint-Jacques de Compostelle.
Ces pèlerins et ces moines empruntaient évidemment des routes pour se rendre à
Cluny et prenaient donc la route romaine qui passait à proximité. Ces routes ont donc été entretenues jusqu’aux
invasions du Ve siècle et sont restées utilisées, plus ou moins réparées, tout
au long du millénaire qui a suivi leur construction. Comment Charlemagne
aurait-il pu envoyer ses missi dominici à des centaines de kilomètres si
ceux-ci s’étaient trouvés devant des maquis impénétrables ? Et comment
l’abbaye de Cluny aurait-elle pu recruter tous ces moines dans tant
d’établissements disséminés dans toute l’Europe s’il n’y avait pas eu de moyens
de communication ? Le Moyen Age n’a certes pas construit de nouvelles
routes, mais certaines portions de celles qui existaient sont restées à peu
près en état jusqu’au milieu de la Guerre de Cent Ans. Au temps de la splendeur de l’abbaye de Cluny,
Avenas était une étape incontournable sur l’itinéraire des personnalités qui se
déplaçaient sur cette route et sa richesse lui avait permis très tôt
d’entreprendre la construction de l’église que nous y voyons aujourd’hui. C’est à Avenas que Saint Louis fit étape en
1248, lorsque, partant pour la croisade, il quitta Cluny pour se rendre à Lyon. La prospérité du village a continué aussi
longtemps que celle de Cluny et le monastère d’Avenas se trouvera sans doute
ruiné ultérieurement lors des guerres de religion. Durant
des siècles, Avenas a donc été un point d’étape, sillonné de milliers de
voyageurs, sur le trajet entre Autun, Cluny et Lyon, lieux de première
importance à cette époque. Cela suppose des hôtelleries, des tavernes,
des artisans, forgerons, bourreliers, maréchaux-ferrants pour réparer les
attelages ainsi que des réserves de fourrage. Le mot “ Avenas “ a
pour étymologie “ avoine “, denrée aussi nécessaire pour les chevaux
de l’époque que l’essence de nos pompes actuelles pour circuler en voiture. Avenas a donc dû avoir, pendant près de mille
ans, l’importance d’une ville comme Saulieu sur notre Nationale 6, avant
l’autoroute. A la
fin du XIVe siècle cependant, la gloire de Cluny ne sera plus qu’un souvenir,
car des ordres urbains et mendiants emportent désormais les suffrages des
postulants à une vie religieuse. De plus les villes de Charles V s’entourent de
murs et les places-fortes se multiplient. Les pavés des routes romaines seront
volés et vendus pour la construction de ces fortifications afin de se défendre
des errances des Grandes Compagnies ici ou des chevauchées anglaises ailleurs.
C’est sans doute de cette époque qu’il faut dater le démantèlement final du
réseau routier millénaire qui couvrait la France. Une partie de ce réseau sera
maintenu et deviendra nos routes nationales, mais le tronçon qui unissait Autun
à Cluny et Belleville perd son statut de route. Désormais défoncé et boueux, il
est envahi par la broussaille, approprié par ses riverains et n’existe plus
qu’à l’état de chemin étroit au milieu du XVe siècle. L’église d’Avenas a donc été redécouverte au
XVIIe siècle. Deux cents ans ont suffi pour que le souvenir de cette route, des
richesses qu’elle avait engendrées pendant si longtemps, et de ce
monastère-hôtel disparaisse presque définitivement. La belle église d’Avenas
reste le seul témoignage de l’importance de ce lieu, devenu et resté le petit
village ignoré que visitait l’évêque de Mâcon au XVIIe siècle. C’était à l’époque un cadeau de roi qu’avait
reçu Jean, Bâtard de Thil, car Avenas, dont le nom n’évoque plus rien pour
personne, offrait, vers 1366, un revenu conséquent grâce aux péages perçus par
le seigneur du lieu. C’est ainsi que le
roi de France s’est acquitté d’une dette due au titre d’un service destiné à
rester ignoré, qu’il ne pouvait évidemment reconnaître officiellement. [1] C.f. la
“Généalogie“ de Philibert, chapitre IX [2]
Ferdinand de La Roche de La Carelle : “Histoire du Beaujolais“
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