CHAPITRE VIII Mariage de Cervole |
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Revenons à 1362 : la jeune Jeanne
vient de recevoir Marigny en usufruit et en a fait hommage à l’Evêque de Troyes
le 2 mai. Avant même ce transfert de propriété, lors de son mariage avec Hugues
de Vienne fin 1361, Jean le Bon l’a faite dame de Châteauvillain en lui
donnant, ainsi qu’à son époux, Chateauvillain en usufruit. Il attend pour
remarier la jeune Jeanne qu’elle ait accouchée de Guillaume de Vienne, vers
août 1362. En septembre 1362 est célébré son mariage avec Arnaud de Cervole qui
est investi seigneur de Chateauvillain. Par ce mariage le Roi place un
chevalier capable d’assumer les devoirs, essentiellement militaires, liés à ce
fief. C’est un beau cadeau que reçoit Cervole ; il va en effet disposer,
sa vie durant, des revenus de Chateauvillain et de Marigny. Nous avons dit qu’Arnaud de Cervole,
l’ “ Archiprêtre “, était
depuis longtemps un des principaux chefs
de “ Grandes Compagnies “, composées de troupes de mercenaires,
appelés “ Les Routiers “. Il les payait donc lui-même et leur
permettait, en complément de solde, de piller les campagnes, les bourgs et les
châteaux qu’ils occupaient. Dès avant la bataille de Poitiers, à laquelle
Cervole avait participé, les rois de France et d’Angleterre avaient recours à
ces armées privées qu’un chef de guerre mettait à leur disposition contre une
rétribution significative. Entre 1356 et 1360, Arnaud de Cervole
continuera à investir des forteresses à son profit. Le futur Charles V,
“ Régent “ durant la captivité de son père à Londres, était conscient
des ravages des Grandes Compagnies. Il détestait Cervole et le supportait si
mal qu’il l’avait démis de ses fonctions de “Lieutenant du roi en Berry“ dont
Jean le Bon l’avait gratifié. Cependant le roi Jean sera de retour en France en
1360. Or il appréciait beaucoup Cervole ; il l’avait repris à son service,
le payait grassement et avait besoin de ses troupes pour garnir les forteresses
qui défendaient les frontières de son royaume à l’est. Le roi a décidé le mariage de la jeune Jeanne
avec Cervole, dans les mêmes conditions que celles qu’il avait mises au mariage
avec Hugues de Vienne. La jeune Jeanne et son époux seront investis de
Châteauvillain en usufruit. Je
rappelle qu’après la mort des deux sires de Chateauvillain et de Thil en 1354
et 1355 puis avec celle du jeune sire de Chateauvillain à Poitiers en 1356 et
enfin d’Hugues de Vienne en 1362, les fiefs de Chateauvillain, Thil et St
Georges se trouvaient “en la main du roi“ et attendaient d’être investis par
Jean le Bon en faveur de chevaliers ayant sa confiance. On a vu que pour Chateauvillain la question
est réglée par le mariage de Cervole avec Jeanne de Chateauvillain veuve de
Hugues de Vienne. En ce qui concerne les deux autres fiefs, le
roi sait qu’il y a des héritiers mineurs clairement identifiés, Johannis de Thillio, âgé d’environ six
ans pour Thil et Guillaume de Vienne, nouveau-né, pour St Georges. Jean le
Bon a pris les dispositions d’usage. Il va en effet nommer Cervole “baillistre“ de ces deux enfants. A
l’époque qui nous intéresse, le baillistre d’un mineur héritier d’un fief est celui qui
assure le service de fief de ce mineur. Il s’agit d'un service en armes,
cause première de l’existence d’un fief ,
service qu’il doit exercer à la place de ce mineur. Dans ce but, le baillistre
est également responsable de l’entretien de la place-forte ainsi que de
l’administration du fief. C'est la raison pour laquelle il en perçoit les
revenus jusqu’à la majorité de ce mineur. Le baillistre n’administre pas pour
le compte du mineur, mais pour son propre compte : il a la jouissance du
fief dont il est usufruitier sans avoir de comptes à rendre à qui que ce soit. Il n’est pas cependant indispensable d’être un
proche parent pour être nommé baillistre. Le droit de garde d’un
suzerain sur l’héritier mineur d’un fief lui permet en effet, de déléguer cette
mission importante à un homme de confiance. Arnaud de Cervole a donc été chargé par Jean
le Bon d’assurer la défense de Thil-en-Auxois à la place de son héritier
mineur. Le roi lui a également confié la même tâche pour le fief de
Saint-Georges dont l’héritier, Guillaume de Vienne, est un enfant au maillot.
Il est devenu baillistre de ces deux fiefs avec les charges et les
prérogatives que cette fonction inclut. Par le mariage de Cervole avec Jeanne à l'automne 1362 et la nomination de Cervole comme baillistre de Johannis
de Thillio, le roi Jean le Bon a donc placé un homme à lui, disposant de
redoutables troupes soldées, dans des forteresses situées au nord et à l’ouest
de la Bourgogne. Ce mariage ne doit évidemment rien au hasard. Cette décision permettra à Cervole de toucher
les revenus de Thil[1]
jusqu’à la majorité de Johannis vers
1370 et de St Georges jusqu’à la majorité de Guillaume de Vienne vers 1376. Cependant l’intention du Roi est d’appliquer
la loi du sang et de rendre à Johannis
les terres de son père mort à Poitiers. Le roi lui-même ne peut cependant pas
transgresser les usages en matière d’héritage ; un enfant ne peut hériter
des fiefs de son père que s’il est un enfant légitime. Ce n’est évidemment pas le cas du fils du jeune
sire de Chateauvillain. Nous avons dit que, pour arriver à ses fins, Jean le
Bon va utiliser une coïncidence : l’homonymie de Jeanne de Chateauvillain
veuve Beaujeu puis veuve de Thil et de la jeune Jeanne de Chateauvillain, sœur
du sire de Chateauvillain mort à Poitiers.
Et le roi vient de créer la fausse preuve d’un mariage qui donne une
légitimité à Johannis en même temps
qu’un droit à l’héritage Châteauvillain.
Le roi donne donc la jeune Jeanne en mariage à
Cervole et investit les nouveaux époux de l’usufruit du fief de Châteauvillain.
Rien n’est dit évidemment au sujet de la nue-propriété de Chateauvillain. Elle
doit aller à Johannis de Tillio après
la mort de Cervole et de son épouse. Le Roi ne pouvait évidemment pas
mentionner une telle succession alors que Johannis
était encore officiellement le fils de Jean connétable de Thil et de sa veuve,
Jeanne, dame de Thil, toujours en vie en 1362. Le déclarer héritier de la Dame
de Chateauvillain en 1362 revenait à dire que Johannis était le fils de cette dernière. Cela aurait donc signifié
que la Dame de Chateauvillain était la veuve de Jean connétable de Thil à un
moment où la Dame de Thil, sa veuve, était vivante et très connue. Deux veuves
en vie pour un seul connétable cela en faisait une de trop. C’était bien l’intention de Jean le Bon de faire
passer la dame de Chateauvillain épouse de Cervole pour la mère de Johannis, mais il fallait, pour
officialiser cette situation, attendre le temps nécessaire pour que la Dame de
Thil soit morte et oubliée. En établissant un usufruit et en tablant sur une
succession après la mort de Cervole et de son épouse, la probabilité pour que
la Dame de Thil soit encore vivante à cette époque était faible. Dans les faits
la Dame de Thil est décédée vers 1368. On a vu que cela a permis, lors de
l’hommage prêté pour Marigny en 1369 au nouvel évêque, de déclarer Johannis comme nu-propriétaire de
Marigny et la dame de Chateauvillain douairière de ce même fief. Cette
déclaration qui la faisait veuve de Jean de Thil, mais n’était pas imaginable
tant que vivait la véritable veuve du connétable de Thil. Nous constatons que cette succession de
Chateauvillain était un véritable secret d’état. Cervole avait forcément vent des intentions
du Roi ; pour ce capitaine de Routiers, issu d’une petite noblesse peu
fortunée et déjà pourvu d’un château sur la rivière Charente, devenir seigneur
de Chateauvillain pouvait sembler une promotion inespérée, ajoutée aux autres
bienfaits du roi. Rappelons que Cervole
va jouir des revenus de Marigny auxquels s’ajoutent, au moins pour un temps,
les revenus de Thil et de ceux de St Georges. L’importance des cadeaux de Jean
le Bon à Cervole invite à se poser la question de savoir s’il y avait une
clause secrète ajoutée au contrat de mariage de Cervole. A l’époque, il n’y avait pas de carte
d’identité, mais des registres de baptême, et Johannis pouvait produire
un acte de baptême enregistrant qu’il était le fils de Jean de Thil et de
Jeanne de Châteauvillain. Mais ce n’était pas suffisant pour affirmer qu’il
était le fils de la dame de Châteauvillain. Il est
probable que, lors de ce mariage, une clause verbale aurait invité Cervole à
témoigner, le moment venu, que Johannis
était bien le fils de son épouse et de Jean sire de Thil. Pour justifier de son identité le jour où il
revendiquera son héritage de Chateauvillain, Johannis devra fournir au moins deux preuves indépendantes
permettant d’affirmer qu’il est bien le fils de la Dame de Chateauvillain. Avec
l’hommage de Marigny et un témoignage de Cervole on pouvait apporter deux
preuves indépendantes. Nous verrons plus loin que cette hypothèse est
validée par la suite des évènements. [1]
Cherest : “L’Archiprêtre“ montre
que Cervole reçoit des “lettres closes“ à Thil, dès son mariage en 1362.
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